jeudi 3 février 2011

Un superbe texte de Yves-Jacques Bouin!


Bouin est un autre

un nom c’est comme une anse” enfin bref

on vous prend en effet par votre nom pour

vous emporter pour vous manier et tripoter

ad libitum Monsieur vos papiers*

Si j’entends qu’on appelle quelqu’un par son nom : Bouin, par exemple. “Hé Bouin !” Si je me retourne, si je réponds : Tout va bien, tout va bien pour l’entourage ; les événements se déroulent normalement, il n’y a rien à dire ; tout porte à croire qu’il s’agit de mon nom ; qui m’a appelé est rassuré, sans même sans rendre compte ; ceux qui me connaissent sous ce nom, sont également satisfaits : c’est logique, c’est mon nom. Qui se cache sous ce nom n’intéresse pas la plupart, il suffit de connaître l’enveloppe, voire même le nom sur l’enveloppe. Mais, si je ne réponds pas – à quel nom répondez-vous ? demande-t-on souvent – si je ne réponds pas, alors l’appel est renouvelé, d’autres interviennent pour me prévenir, certains même qui ne me connaissent pas, mais ne doutent plus à présent qu’il s’agisse de moi ; on s’agite, on n’hésite pas à m’interrompre, à me tirer par la manche, par sollicitude croit-on, pour me rendre service – “je n’entends donc pas ?!” – mais surtout parce que quelque chose vient de se rompre dans la logique et c’est intolérable : on doit, il faut, c’est un devoir, de répondre à son nom. Et si je ne réponds pas, je devrais répondre de cette attitude ; “Bouin !” j’étais dans une direction et je me retourne comme une crêpe ; Je suis appelé, je dois être happé. Ou alors on me croira sourd ou distrait ou fâché. Personne ne pense que ce n’est pas moi. On me connaît sous ce patronyme. A présent, ceux qui ne savaient pas mon nom me trouvent singulier, voire impoli, déplaisant ou bizarre. Pour eux, nul doute que mon nom est ce nom et pas un autre. Aucun ne pense que je peux ressentir une sorte de lassitude ou de révolte à répondre immédiatement, systématiquement à ce nom-là plutôt qu’à l’autre (à ce titre, qu’est-ce qui nous différencie du chien ? on l’appelle il accourt, l’oreille pointue, la langue pendante, la queue joyeuse). « Hé Pavlov ! - Oui c’est moi, c’est pour quoi ? – Pour rien, juste pour voir. » Je sais que si je m’obstine à ignorer mon interlocuteur. Ceux qui m’appellent Bouin, que cachent-ils derrière mon nom ? Chacun y met son image personnelle, une silhouette, un croquis, une ébauche qu’il me serait sûrement difficile d’envisager, de reconnaître. Imaginer simplement la différence de portrait qu’il y a dans la tête de mon concierge lorsqu’il jette dans la boîte, après un tri sérieux, les lettres à mon nom, et dans celle de ma femme l’inscrivant sur l’enveloppe de sa lettre d’amour, ou dans celle d’une secrétaire de je ne sais quelle maison de vente par correspondance : “Madame Bouin… notre directeur est heureux de vous annoncer que vous avez été choisie pour le tirage exceptionnel” etc.

Et à tous ces courriers il faut que je réponde ; à des lettres qui ne portent même pas mon nom ! les orthographes sont en effet souvent très fantaisistes. Bouin, c’est trop bref, trop sec, c’est sourd comme un coup de poing. Alors chacun y va de son invention, et cela sans imagination aucune, non ! par simple inattention ; et je reçois en direct du droit, par omission, de vaporeux Buin ou des Boin à étaler sur une tartine ; par addition, des Brouin frileux, des Blouin québécois, des Bouine médicamenteux et un peu efféminés, des Boulin joueurs de pétanque, des Boudin gastronomiques ou scatologiques, des Bonin débonnaires, des BouAin atypiques ; par substitution, des Douin dodus et douillets, des BoVin bucoliques, des Pouin menaçants ou parasites capillaires ; à la fois par substitution et omission des Boiz un peu déjantés en forme de crevaison onomatopéique ; ou encore cumulant omission, substitution et addition et comme en réaction, des Boïng , sans parler d’ostentatoires permutations et addition substitutives telles que Bonux ; ça vous lessive un homme, n’est ce pas.

Oulipo en piste ! Oulipiste au pot ! Oulipo tête de mot ! Oulipien tête de Bouin !

Mais nom de moi, c’est Bouin qu’on m’appelle, BOU-IN, en deux syllabes, mais qui obstinément s’écrasent l’une sur l’autre, sans doute à cause du hiatus entre les deux voyelles qui se télescopent et forment une confuse bouffée de sons qui pousse les lèvres vers l’avant dans un borborygme inaudible, quoiqu’on fasse. Et si l’on insiste, le ridicule est en embuscade : “Votre nom ? – Bouin. – Comment ? – Bouin : avec BOU ! ! ! comme pour faire peur et IN ! ! ! comme lorsqu’on est surpris : Bouououh ! Hein ? !” Ce n’est pas que j’y tienne particulièrement à ce nom, mais c’est le mien ; c’est mon nom ! (il y aurait peut-être à dire sur l’effet miroir de ce palindrome formé par ces deux mots : mon nom.)

“Regardez-le ! voilà la situation retournée, comme une carte… d’identité peut-être : il y a un instant, il caressait l’intention de ne pas répondre à son blaze, par lassitude disait-il, blasé, à vue de nez, par son nom ; et le voilà à présent à courir dans l’autre sens, à couiner à la cantonnade, à bouiner à qui mieux mieux, il le brandit ce nom honni, comme un étendard. Il va finir par se faire appeler Arthur celui-là !” – Et pourquoi pas ? Très souvent, quand j’entends ce prénom, Arthur, je lève le nez… Mais ne vous méprenez pas, c’est seulement par jeu, par simple nostalgie poétique, car je le sais bien : Arthur est un autre. Non, moi mon nom c’est Bouin avec, contradictoirement, BOU au début et IN en deuxième. “Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire…Oh ! Dieu !… bien des choses en somme.” …

Allons, restons calme, tout a déjà été dit et mettons donc ici un Bouin final.

mes papiers taille poids empreinte digitale et

signe particulier tu peux toujours faire le tour

du monde c’est comme si tu ne bougeais pas tu

es immobile sur ton passeport*

[*] Les citations sont extraites de Grabinoulor de Pierre-Albert Biro.

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